LE MONDE a écrit:01.02.07 à 16h27
A Dakar, les occasions sont encore trop neuves
Des voitures d'occasion sont arrivées au port ? Le chauffeur de taxi hausse les épaules. A suffoquer sur la banquette arrière, dans cette avenue embouteillée de Dakar, on a envie de lui conseiller de se débarrasser immédiatement de sa Toyota Corolla, vingt-cinq ans d'âge, dont le pot d'échappement semble directement connecté à la ventilation. Dont, aussi, les vitres ont renoncé, il y a longtemps, à remonter. Dont enfin tous les boulons se mettent à vibrer dès que la circulation s'ébroue.
Il s'agit d'un modèle E70 de la 4e génération (1979-1983), qui fut produit à raison de 2 346 unités par jour au Japon et dont il existe un club de collectionneurs aux Etats-Unis, mais cela lui fait une belle jambe. "Elles sont trop chères, dit-il, trop trop chères."
Un décret de juillet 2003 interdit l'importation au Sénégal des voitures de plus de cinq ans. Mais à cet âge-là, elles sont aussi hors de portée des bourses sénégalaises moyennes. Depuis cette décision, le marché local des occasions s'est effondré, sans favoriser la vente de véhicules neufs, lourdement taxés, qui stagne à 2 000 unités par an. Au Sénégal, on compte une voiture vendue par an pour 5 500 habitants. En France, une pour 32. Seule solution : faire rouler des épaves. Sur 14 121 taxis recensés à Dakar, seuls 85 ont moins de cinq ans - et 4 647 ont plus de vingt ans.
BUS SCOLAIRE DU CALVADOS
La Corolla échoue en face du port devant l'enseigne de Ro/ro Oceanic, "seul consignataire et manutentionnaire de Grimaldi Lines", lit-on. Là, on change de siècle en grimpant dans le 4 × 4 tout neuf de Philippe Baudry, directeur de l'exploitation. Au môle 1, sur les quais, sont garés une centaine de véhicules, la plupart d'occasion. Le bateau qui les a déchargés vient de repartir. On y trouve un bus scolaire immatriculé dans le Calvados et des camionnettes de Seine-et-Marne. La plupart des berlines viennent de Belgique et portent le macaron de la Socar.
"C'est un de nos plus gros clients", confirme l'opérateur local. Certains expéditeurs ont procédé à "l'optimisation du fret" et tellement rempli leur voiture de réfrigérateurs ou de pièces détachées que le châssis touche terre. Grimaldi, leader du transport de voitures sur l'Atlantique, exploite trois lignes régulières sillonnées par 26 navires d'une capacité de 3 500 à 5 000 véhicules chacun. Le plus gros mouvement est Nord-Sud pour l'exportation des "occasions" européennes en Afrique, et Sud-Nord pour remonter des voitures assemblées en Amérique du Sud. La "ligne Etats-Unis" ne mobilise que deux bateaux mais pourrait se développer rapidement : les voitures américaines toutes options d'occasion sont de plus en plus appréciées en Afrique.
Pour l'heure, la destination la plus importante est le Nigeria, directement à Lagos ou via Lomé (Togo) ou Cotonou (Bénin), afin de contourner, là aussi, une interdiction d'importation de véhicules de plus de cinq ans. La plupart des véhicules débarqués à Dakar repartent sur un autre navire, deux ou trois jours après, vers Monrovia (Liberia), Abidjan (Côte d'Ivoire) ou Conakry (Guinée).
"Dakar, explique Philippe Baudry, constitue notre plate-forme de transbordement pour toute l'Afrique de l'Ouest. Nous y déchargeons 400 véhicules d'occasion par mois, en moyenne, contre 8 000 à Cotonou." Seul segment à se maintenir : les voitures de prestige, comme les 4 × 4 Mercedes et surtout les VW Touareg, "la Cayenne (de la marque Porsche) du pauvre".
A Dakar, l'un des gros clients de la Socar, Khalifa Samb, est aussi le président du RVVOP - le Regroupement des vendeurs de véhicules d'occasion et de pneus - dont les membres ont été décimés par le décret limitant l'âge des voitures importées. Sur trois cents vendeurs en 2003, seule une douzaine a survécu.
Son garage est un terrain vague à deux pas de la grande mosquée. On y trouve quelques Peugeot, une Toyota et plusieurs tas de tôles non identifiés. "Que des carcasses !, s'écrie M. Samb, écoeuré. Avant, mon terrain était plein. Chaque bateau de Grimaldi m'apportait au moins 35 voitures que je vendais dans la semaine. Ah, ça fait très mal !" Pour le Sénégalais moyen, les prix sont devenus prohibitifs. Une Peugeot 206 de moins de cinq ans valant 5 300 euros à l'Argus en Belgique va renchérir de 900 euros pour le fret, 400 pour les "frais d'approche" (services portuaires à Dakar) et 2 700 pour les taxes sénégalaises, soit 9 300 € dans un pays où le revenu par habitant est cinquante fois moins élevé qu'en France.
Serge Michel
Article paru dans l'édition du 02.02.07
LE MONDE a écrit:01.02.07 à 16h27
Anvers, numéro un européen du transfert de véhicules
Avec ses innombrables bassins marins et fluviaux, ses écluses, ses canaux, ses darses et des quais qui se prolongent inlassablement sur l'estuaire de l'Escaut, Anvers la flamande est devenue l'un des grands ports automobile d'Europe : 890 000 voitures de toutes sortes, sur plus d'un million de véhicules divers, y sont entrées ou sorties en 2006, au terme d'une progression impressionnante depuis 1999.
Cette place est surtout due à son statut de premier port européen pour l'expédition de voitures d'occasion vers l'Afrique. L'italien Grimaldi Lines, avec son Antwerpen Euroterminal et ses 150 000 véhicules expédiés, est le leader incontesté de ce marché, mais la compagnie française Delmas se défend, elle aussi, très bien sur ces lignes africaines, en y transportant plusieurs dizaines de milliers de voitures.
Après l'Afrique, le Moyen-Orient est une autre destination importante de ce commerce singulier. La compagnie d'origine hollandaise VanUden ro/ro (ro/ro, pour "roll on board/roll off board", désigne des chargements roulants, sans recours à des grues) transporte ainsi plus de 20 000 voitures d'occasion par an vers Le Pirée, Limassol, Beyrouth ou Alexandrie. Mundial ro/ro travaille sur le même créneau. NMT, compagnie à capitaux asiatiques, annonce plus de cinq départs par mois vers le Proche-Orient.
Ces bassins adaptés au chargement roulant permettent d'embarquer du matériel lourd et offrent à Anvers une première place européenne pour l'exportation des camions, neufs ou d'occasion (39 000 en 2006). Sur les quais des sociétés International Maritime Shipping ou Delmas s'alignent des autobus, des tracteurs, des moissonneuses, des bulldozers, des rouleaux compresseurs, des camions de pompiers ou des grues en partance pour l'Afrique et les pays arabes. 112 000 engins de ce type sont passés sur l'ensemble des quais anversois l'année dernière.
La majorité des 317 000 voitures neuves importées viennent d'Asie, avant de repartir en cargo, en barge, en train ou en camion, vers toute l'Europe. Mais beaucoup de ces voitures, fabriquées par les grands constructeurs (Ford, Volkswagen, Peugeot, Renault...) en Amérique du Sud, sont aussi prises en charge ici.
Sur le terminal de Grimaldi Lines, des ouvriers spécialisés réceptionnent dans des hangars impeccables les Fox neuves de Volkswagen fabriquées au Brésil, les nettoient, les adaptent à la réglementation du pays de destination afin qu'elles soient "prêtes pour le client" en fonction des requêtes des consommateurs aux quatre coins de l'Europe. Les Fiat fabriquées en Pologne passent par ce même atelier, avant de partir en bateau vers leurs acquéreurs anglais, suédois ou... italiens.
Car Anvers a réussi à être un port "deep sea/short sea" - traduction : un port de grand large en même temps qu'un port de proximité. Il importe et exporte vers tous les continents et connaît la même réussite sur les trajets courts. Les compagnies maritimes opèrent en effet sur de nombreuses lignes vers la mer Baltique, la mer du Nord, la Manche ou la Méditerranée. Le dispositif est complété par le dense réseau de canaux belges qui le relie à l'ensemble des canaux nord-européens et à plusieurs lignes de chemin de fer dédiées au transfert des véhicules.
Michel Samson
LE MONDE a écrit:01.02.07 à 16h27
Voitures d'occasion : la ruée sur l'Afrique
Toute l'Afrique ou presque circule en voitures d'occasion, robustes et réparables. Ces millions d'automobiles qui roulent sur les pistes défoncées du continent noir ou dans ses villes tentaculaires viennent, pour l'essentiel, d'Europe.
Elles sont souvent achetées en France et en Allemagne, mais aussi aux Pays-Bas, en Belgique ou en Suisse, par des immigrés qui ont réussi leur retour au pays ou font un cadeau à leur famille. Mais elles le sont surtout par des centaines de petits garagistes liés à des homologues situés "là-bas", et par quelques très gros négociants.
Joeri Tielemans, conseiller du port d'Anvers, voit passer quelque 250 000 véhicules d'occasion par an en direction de l'Afrique ou du Moyen-Orient. "C'est un marché autocontrôlé, très dur, et où il est très difficile d'entrer, explique-t-il. Un marché dominé par cinq ou six négociants ou transitaires, presque tous libanais ou belgo-libanais, qui gèrent à eux seuls la moitié du trafic."
C'est à Bruxelles, précisément à Anderlecht, dans le vieux quartier ouvrier de Cureghem, que se prépare une grande partie de ces gros transferts. Au 64 de la rue Heyvaert, on entre dans un hangar un peu plus grand que les dizaines de garages qui animent toute la zone. Là est située la Socar, garagiste expéditeur, dont le bandeau rouge orne les vitres arrière de milliers de voitures, de vans et de minibus qui circulent en Afrique de l'Ouest.
Cet ancien atelier sombre est rempli de Toyota et de Mercedes. On monte quelques marches pour accéder à un bureau vitré à l'ancienne. Là, devant un comptoir où deux dames officient, attendent cinq Africains, papiers et billets de banque en main. Ils connaissent par coeur les tarifs, écrits au marqueur sur une grande affiche : "Douala : 410 euros, Lagos : 510, Cotonou : 450". Cela ne les empêche pas de demander confirmation des prix, en tendant les papiers de la Toyota qu'ils envoient au pays.
Dans un petit bureau voisin "interdit au public", Sonia Hajjar, 29 ans, surveille deux écrans d'ordinateur et ce petit monde qu'elle connaît par coeur. Avec son frère, Pierre Hajjar Junior, ils ont repris le flambeau de la compagnie que leur père, Pierre Hajjar, jeune Libanais venu faire des études de médecine à Bruxelles, a lancée il y a trente ans. Depuis ces temps héroïques, la Socar Shipping Agency a gagné, par le bouche-à-oreille, une inoxydable réputation de sérieux.
"On aime travailler dans la confiance et sur le long terme", explique Pierre Jr, 31 ans. Pendant le rendez-vous, le téléphone ne cesse de sonner. Un dénommé Abdoulaye Diallo appelle, angoissé, de Conakry (Guinée). Il s'inquiète de n'avoir pas encore obtenu le visa qu'il a déposé à l'ambassade de Belgique... le matin même. M. Diallo est un client régulier. Il vient à Bruxelles toutes les six semaines et achète une vingtaine de voitures, qu'il fait expédier par la Socar.
Les Hajjar connaissent des dizaines de commerçants africains comme lui, ayant garage sur rue ou non, "qui sont toujours très pressés, aiment le commerce et sont, finalement, des gens très sûrs". Ils constituent une part majeure de leur clientèle.
Ils connaissent aussi des dizaines d'acheteurs installés en Europe, qui - déclarés ou non - envoient régulièrement des voitures vers l'Afrique. Mais ils reçoivent aussi le travailleur sénégalais qui a acheté son rêve avec ses économies d'années de travail en Hollande, en France ou ailleurs.
Réguliers ou occasionnels, ces "exportateurs" de véhicules usagés trouvent leur bonheur en dépouillant les petites annonces des journaux gratuits ou en fréquentant les grands marchés en plein air de la voiture d'occasion en France, en Allemagne, au Benelux ou en Autriche. Ils consultent aussi les nombreux sites Internet dédiés à ce commerce, pas toujours très fiables.
Ce flux d'acheteurs en "demi-gros" et de particuliers génère un commerce important : de ces bureaux sans grâce où l'essentiel des paiements s'effectue en liquide, les Hajjar exportent 12 000 à 15 000 véhicules chaque année, pour un chiffre d'affaires de 11 millions d'euros en 2005. Ils ne sont pas seuls dans ce quartier.
A quelques rues, on trouve les correspondants de commerçants qui achètent en Europe et revendent eux-mêmes en Afrique. C'est le cas de Majed Ghammacchi, dont le grand garage, sur le canal de Cureghem, est orné d'une magnifique enseigne colorée : III King. Il fait partie des quatre ou cinq négociants assez puissants pour armer eux-mêmes des navires, à l'image de Tony Azzi, d'Abou Rashed ou de la société Safi, tous basés à Bruxelles.
Ceux-là expédient les voitures sur des navires loués au coup par coup, par exemple des cargos revenant ensuite chargés de produits forestiers. Ce commerce, légal mais peu connu, sécrète aussi ses légendes, comme celle d'Abou Mehri.
L'homme, l'un des gros du secteur, ne vient jamais en Belgique, alors que l'essentiel des voitures qu'il envoie part d'Anvers. "Il reste à Beyrouth et règle tout par téléphone", explique un agent du port d'Anvers qui travaille avec lui. La présence de grands opérateurs dans l'arrière-port d'Anvers qu'est Anderlecht explique que ce quartier bruxellois délabré soit désormais entièrement consacré aux véhicules. Les anciens ateliers textiles, les boutiques et même les garages individuels des anciennes maisons ouvrières ont tous été transformés en garage d'exposition ou de "préparation" des véhicules à l'envoi. Petit ou moyen, chaque garagiste affirme disposer de "la voiture que vous voulez, même si vous ne la voyez pas ici".
On y propose, par exemple, une Toyota Carina 1997 pour 3 300 euros avant marchandage. Un prix élevé, mais, justifie le vendeur, libanais d'origine, "vous n'en trouverez pas beaucoup de 1997, parce qu'en 1998 ils ont sorti l'Aventis". La firme nippone est désormais très prisée en Afrique, mais son Aventis a un sérieux défaut : trop d'électronique pour un marché africain qui manque cruellement de matériel adapté aux réparations.
Sur les trottoirs de ces rues grises, on croise des dizaines d'Africains, aussi bavards qu'ils ont l'air désoeuvrés. Ce sont, comme disent certains, les "boys". Cousins, amis ou relations des commerçants, ils aident - contre rémunération - tous ceux venus à Anderlecht expédier un véhicule à trouver un lieu pour dormir, à remplir les formalités d'expédition ou encore à retirer du véhicule quelque pièce essentielle pour empêcher quiconque de l'utiliser, avant un trajet dont l'arrivée est problématique : les vols, dans les ports africains, sont systématiques.
Les voitures achetées ici ou dans le reste de l'Europe sont donc groupées par les transitaires et les négociants d'Anderlecht avant de partir, sur des processions de semi-remorques, vers Anvers. Le grand port sur l'Escaut est le premier lieu européen de départ de véhicules vers l'Afrique. Tous les spécialistes de ce commerce sont présents.
Leader du secteur, la compagnie napolitaine Grimaldi Lines gère, sur la darse de Verrebroek, l'Antwerp EuroTerminal (AET). Cet immense espace privé, qui accueille un bureau des douanes belges, dispose d'un quai de 1 600 mètres de long et de 74 hectares où peuvent être entreposés 13 000 véhicules.
Leur état de santé est fort variable, mais toujours assez bon pour que le véhicule ne soit pas classé comme "épave", selon les normes européennes. Leur exportation est interdite et les services des douanes et du port veillent au respect de cette règle. Sous la grisaille, on longe à perte de vue des rangées de voitures de toutes sortes et de toutes couleurs, le plus souvent vides, parfois chargées de quelques matelas ou de colis ficelés.
Face aux navires jaunes de Grimaldi, de vastes espaces accueillent camions, tracteurs, moissonneuses et autres engins de seconde main destinés à l'agriculture ou aux travaux de génie civil. Un peu plus loin, quelques 4 × 4 noirs et des pick-up de grandes marques attendent de rejoindre leurs riches acquéreurs africains.
Giovanni Migliaccio, napolitain et cost control manager de la compagnie, livre la philosophie qui, selon lui, permet à Grimaldi d'être leader de ce marché depuis les années 1960 : "Nous essayons de respecter les voitures, car en recevoir une est un rêve en Afrique." Voilà pourquoi, sur ces quais, les véhicules en plus mauvais état, ceux dont il dit qu'ils sont encore "conductibles même s'ils ne sont plus self propelled" (c'est-à-dire qu'il leur manque une pièce du moteur pour qu'ils puissent rouler), sont rangées à l'écart. Voilà encore pourquoi, "autre spécialité Grimaldi", deux dockers spécialisés officient pour les véhicules les plus anciens : l'un conduit un tracteur spécial qui remorque la voiture non autonome, un autre en tient le volant.
Véhicules Toyota, Peugeot, Mitsubishi, Renault, Mercedes et autres Nissan quittent ce terminal pour l'Afrique de l'Ouest dans un trafic ininterrompu "sept jours sur sept, Noël compris". Et sur un rythme effréné : pour charger le navire Grande-Francia, prêt à appareiller vers Casablanca, on effectue 4 000 mouvements - chargement et déchargement - en moins de vingt et une heures. Résultat, selon Sabine Cools, qui s'occupe des trafics africains de la compagnie : "En 2006, Grimaldi aura probablement exporté plus de 150 000 voitures d'occasion."
Michel Samson Bruxelles, Anvers, envoyé spécial