de Waddle le 19 Mar 2013, 18:37
Oui mais avant de refaire un topic cinéma, il faut se demander ce qu'est le cinéma.
Quel est le propre du cinéma ? Pour fournir déjà un semblant de réponse, qu’est-ce qui différencie un film d’un « document humain » parmi d’autres ? La première question devant un médium consiste à déterminer ses propriétés. Avant d’être du cinéma, de dialoguer avec l’histoire du cinéma ou l’histoire de l’art au sens large, un film parle du monde. Et l’invente, le combat, le moque, le questionne, l’interprète, le montre. Un film c’est un point de vue sur le monde. Et à titre personnel j’ajoute qu’un film explore particulièrement l’existence humaine (comme le roman d’ailleurs). L’œuvre d’art est une théorie du réel si tu préfères, le réel, le monde et l’être humain. Par théorie, j’entends son sens premier, le résultat d’un regard porté sur une chose : regard à la fois créatif et interprétatif qui prétend rendre compte d’un objet donné. Je pose une hypothèse : le réel est ce qu’il ne faut pas trahir, il faut lui être fidèle. Le premier moyen de le trahir est d'être grandiloquent. La grandiloquence est un accident, un glissement, un dérapage, dont l'effet est de rendre le réel par des mots (ou tout autre forme) ayant visiblement perdu tout rapport avec lui. C'est une manière d'exagération, une façon d'en dire plus qu'il ne serait juste pour décrire une situation, un sentiment ou autres. C'est une technique de la boursouflure, de l'excès, qui a pour résultat de transformer le petit en grand, et l'insignifiant en signifiant. Parfois d'ailleurs la présentation sobre de l'anodin peut quand même aboutir à la grandiloquence, celle-ci réside dans l'importance accordée au fait, non dans la manière dont le fait est rapporté. Donc, la grandiloquence transforme bien le réel en images, mais en images sommaires, c'est-à-dire en résumés des images qui faussent et occultent la variété des images du réel. Ce sont des images fixes et non en mouvement. La métaphore ou l'allégorie est à l'évidence un des plus surs moyens de tomber dans ce que j'appelle la grandiloquence. Mais on ne peut pas dire pour autant que la métaphore soit une bonne ou mauvaise chose (au cinéma). La caractéristique du cinéma est de montrer a dit Bazin (ou Rohmer ensuite), donc logiquement certains estiment qu'il est inutile de metaphoriser puisque les choses sont déjà montrées, contrairement à l'écriture par exemple. C'est je le crois une fausse solution qui déplace le problème. Le cinéma n'est pas dans la métaphore ou dans l'absence de métaphore, mais dans son juste emploi
La grandiloquence surtout est privée de rapport avec ce dont elle parle, elle parle bien, mais de rien. C'est une façon de mettre la réalité à l'écart. C'est donc la question du rapport entre le réel et sa représentation. Mais c'est un écart critique, car c'est le propre de toute représentation que de différer de ce qu'elle représente. La grandiloquence est l'écart maximal qui implique la disparition de la chose représentée. J'ai écrit qu'il pouvait y avoir une grandiloquence qui s'appuie sur des choses anodines et les traite avec sobriété, cela pour bien montrer qu'il n'est pas une voie de faire du cinéma. C'est que la chose est difficile, la grandiloquence est le triomphe de la représentation sur la chose représentée, une dénégation implicite de la réalité.
Le réalisme pur peut être aussi grandiloquent. Il réussit le plus souvent à ne parler de rien. Comme l'excès, il est une impasse au réel, mais peut-être pire encore, cette platitude ne se soucie même pas de parler de quelque chose. Ce pseudo réalisme singe le réel, et ne prétend pas le traduire. Alors que c'est la traduction sensible qui est essentielle.
La fiction est le mode d'accès que nous avons choisi pour traduire le réel en images. C'est l'un des nœuds du problème. Umberto Eco a très bien identifié les deux principaux types de fictions. Au travers de cette narration, nous trouvons des fictions consolatoires (ex-: Sissi, Titanic, etc...) et des fictions problématiques ou ambiguës (EWS, Madame Bovary, etc...). Comment les différencier ? C'est relativement simple, dans la fiction pauvre, il y a toujours conflit entre le bien et le mal, conflit qui se termine toujours ou en tout cas (en fonction d'une issue heureuse ou malheureuse) en faveur du bien, le mal continuant à être défini en termes de moralité, de valeurs, d'idéologie traditionnelle. La fiction problématique au contraire propose des fins ambiguës, qu'elles soient heureuses ou malheureuses, la joie du soldat de Full Metal Jacket, la fin de Barry Lindon pour rester chez Kubrick, mettent férocement en question la notion commune de "Bien" et de "Mal". La fiction problématique est celle qui met le spectateur en guerre contre lui-même.
L'artiste (et ici je donne mon opinion) est à la fois "engagé" et "dégagé". Il a été pris au piège dans la sphère du désir, des vanités, et il en est sorti, quand il crée, bien entendu. Prenons des exemples comme la fin de Don Quichotte, de Madame Bovary, ou du Rouge et le Noir. La création artistique est une métamorphose, et la révélation finale illumine rétrospectivement tout le chemin accompli. Ces trois romans se terminent par la mort, et avec cette mort un accès à une certaine authenticité, enfin. La fin de Don Quichotte ou de Julien Sorel est une "conversion", une prise de conscience du caractère dégradé de toute chose et un renoncement tardif à la vanité. Une grande œuvre est une œuvre qui nous apprend à accepter l'autre, comme autre, et non pas comme un objet de désir, un rival ou un objet de soi. C'est pour cela aussi que l'amour le plus vrai est, je crois, solitude..
La critique c’est le jugement. La finalité de la critique est de porter un jugement. C’est l’appréciation, c’est la détermination des propriétés de quelque chose. C’est la possibilité de dégager un critérium amenant à porter un jugement. Classiquement, nous nous trouvons confrontés à quatre grands thèmes ou interrogations sur l'Art. L'Art imitation ou création, ce qu'est une œuvre, le jugement esthétique, et enfin l'œuvre de l'Art. De ces quatre points surgissent cinq grandes questions à se poser quand on s'interroge sur un art en particulier. Prenons l'exemple du cinéma, ces questions pourront être :
-Qu'est-ce que le cinéma ?
-Quel le rapport entre le cinéma et son ou ses auteurs ?
-Quel est le rapport entre le cinéma et la réalité ?
-Quel est le rapport entre le cinéma et le spectateur ?
-Quel est le rapport entre le cinéma et son langage ?
Quand on parle d'une œuvre, on fait forcément des hypothèses sur ces définitions. Ces cinq éléments sont indispensables pour qu'il y ait œuvré : un auteur, une œuvre, un spectateur, un langage, et un référent. Bien entendu, je suis consciente qu'à l'intérieur, la chose se complexifie quelque peu. Dans le cas du cinéma par exemple parlera-t-on de langue ou de langage? Il peut exister des œuvres sans auteurs, voire disent certains des auteurs sans œuvre, etc... Mais les points primordiaux sont ceux qui sont énoncés plus haut. À partir de telles questions, nous pouvons déjà faire beaucoup de chemin. Comme nous sommes dans une civilisation moderne avec un passé, et non pas dans une société primitive, nous ne pouvons pour l'appréciation correcte oublier de faire référence à l'histoire et à la critique. En fin de compte pour parler d'un art aujourd'hui, ce sont sept grandes parties qu'il faut traiter :
l'art (cinéma, peinture, etc), l'auteur, le monde, le spectateur (ou lecteur), le style, l'histoire, et la valeur. J'utilise volontairement des termes simples pour être compréhensible, mais sinon des théoriciens utiliseraient plus des termes comme intention, représentation ou réception.
L'important est que ces sept questions sur l'art ne sont pas indépendantes, elles font ce que l'on nomme un système. Quand je réponds à l'une d'entre elles, je restreins les options qui me sont proposées pour répondre aux autres.
Il est évident qu'à l'intérieur de ces catégories s'ouvrent de nombreuses sous-catégories. Ainsi, si je prends la notion d'auteur, nous entamons de nombreux points... La notion d'intention par exemple. Auparavant, c'était simple, le sens de l'œuvre correspondait à l'intention de l'auteur. Aujourd'hui une autre idée reçue (elle n'est pas juste parce qu'elle est moderne) dénonce la pertinence de l'intention de l'auteur pour déterminer la signification de l'œuvre. C'est la nouvelle critique, avec la thèse qui s'ensuit de la mort de l'auteur. De même le sens n'est pas la même chose que la signification. On peut penser qu'une œuvre d'art va transcender l'intention première de son auteur et dire quelque chose d'autre selon l'époque. Je te renvoie à l’exemple que je faisais dans un précédent message avec le Gargantua de Rabelais. Chaque œuvre a un sens originel et des sens ultérieurs, elle a une signification originelle et aussi bien des significations ultérieures. Une satire qui ne nous dit plus rien, c'est-à-dire pour laquelle il n'y a plus aucun rapport entre son contexte d'origine et le nôtre, n'a plus de signification pour nous, mais elle conserve cependant son sens et sa signification originels. C'est la caractéristique primordiale de l'œuvre d'Art qui est abordée ici, elle est inépuisable. Ce qui ne revient pas du tout à dire qu'elle n'ait pas de sens originel, ni que l'intention de l'auteur ne soit pas le critère de ce sens premier. Ce qui est permanent, c'est bien sa résistance hors de son contexte de création.
Je conserve pour plus tard les réponses éventuelles aux différentes questions posées, il est certain que tout cela n’est pas simple et que, je le répète je partage un certain nombre des points que tu évoques. Permets-moi de conclure par quelques points précis : à propos du « Cercle », tu écris qu’il s’agit d’une forme plus « lisse et académique » que « Ten ». Pourrais-tu définir esthétiquement et moralement ce que signifient « lisse » et « académique » ? Il s’agit d’une curiosité intéressée, parce que sur le principe je crains une nouvelle fois d’être en désaccord et que le plus académique des deux n’est pas celui que l’on pourrait croire au premier abord. Sinon tu poses question de mes réflexions à propos de Lars Von Trier, à mon tour de te répondre par une demande : quelle est la différence entre le jugement critique et le jugement de goût ?
Et enfin je pense à Kiarostami que tu cites justement : la dernière fois que je l’ai vu, il me rappelait la chose vitale à ses yeux, l’image mentale. C’est une image au-delà de l’image cinématographique ou picturale. Devant une image quelle qu’elle soit il faut aller plus loin : l’image mentale, l’image comme relation au corps, les liens entre le temps et l’image. La vraie question est celle-ci, qu’est-ce qui est au-delà de l’image, les principes d’énergie et de connaissance visuelle. L’image n’a de sens que si elle renvoie à autre chose : à la « phantasia », à l’imagination. La « phantasia » : ce miroir du monde sensible capable de faire voir l’intelligible à travers le sensible. Si tu savais Cétérouge comme Kiarostami a bien conscience de l’objectivité de la valeur artistique… Il sait que le cinéma en tant que tel n’a aucune importance.
"La citoyenneté réduite au droit du sang consiste à dire que la République est génétique et non pas spirituelle", Waddle, 2013.Mon blog