Cortese a écrit:Ben non, j'ai raison, justement à travers une grille de lecture idéologiqueCela ne me parait pas très clair, comment peux tu dissocier morale et idéologie ? Ensuite je ne t'ai pas demandé de n'aborder le cinéma que sous l'angle idéologique, mais de ne pas le négliger sachant que l'idéologie dominante dans les milieux intellectuel d'aujourd'hui est un apparent scepticisme à l'égard des idéologies (mais qui en réalité masque mal la manipulation de ces milieux par des forces de pouvoir qui ont bel et bien un projet idéologique, vu que la neutralisation ou la conversion des milieux intellectuels est un enjeu sratégique très important).Je comprends, mais ça me parait difficile. La preuve c'est que je me suis permis de t'en attribuer à travers le jugement que tu portes sur Chaplin d'une part et Eisenstein de l'autre. Le classement des meilleurs films, datant de 1958, que j'avais affiché l'autre jour, je ne l'avais pas mis innocemment, mais bien pour montrer comment Chaplin s'est maintenu au sommet dans ce genre de classement aujourd'hui, alors que les films d'Eisenstein ont sombré. Il me parait impossible de ne pas y voir un biais idéologique. L'idéologie marxiste était au zénith en 1958 alors qu'elle a quasiment disparu aujourd'hui. Chaplin a également été pleinement soutenu par l'intelligentsia de l'époque, pour les mêmes raisons essentiellement idéologiques à mon avis. Or, si les films de Chaplin sont toujours en plein accord avec l'idéologie kouchnéro-jospinienne (quoi qu'on dise) de la gauche d'aujourd'hui, le communisme lyrique d'Eisenstein est doublement vomi par cette même idéologie (pour le message et pour le style, je pense). En un mot je pense que le clivage Eisenstein/Chaplin recouvre le vieux clivage communistes/sociaux-démocrates, dans lequel les soc-dém ont remporté une victoire totale (mais au prix de la trahison des forces qui les ont soutenu, comme l'avaient bien analysé les communistes).
En Chaplin je vois la représentation du discours de la gauche caritative que je n'apprécie guère.
En outre en tant qu'oeuvres esthétiques, je ne comprends toujours pas qu'on puisse comparer les films de Chaplin (qui me semblent n'avoir même pas d'intention esthétique) avec ceux d'Eisenstein.
J'espère que tu vois ce que je veux dire
pas sur la tête !
Cortese,
Je crois que ta position est un véritable casse-tête. Ton analyse des films sus-cités et de mon éventuelle opinion les concernant se fonde sur un certain nombre de triangulaires et de déductions, bref tu conjectures. Tu as raison de dénoncer ce que Bourdieu nomme l'idéologie du gout naturel, qui tend à masquer les grilles de lectures idéologiques ou les enjeux politiques à l'oeuvre derrière ce qui se présente comme une innocente appréciation. Le cinéma comme d'autres médias est évidemment aussi concerné par cette attitude.
C'est pourquoi je suis troublée qu'à ton tour tu tombes dans ce que tu aurais à côté tendance à critiquer. Parce que contrairement à ton affirmation, la critique d'un film ne se résume pas à afficher pour chaque interlocuteur sa grille de lecture ou sa morale. Ce serait sous-estimer le rôle d'un film, qui comme toute oeuvre d'art te faire voir le monde avec d'autres yeux, avec un autre regard. La présence de cet autre regard qui relativise tes convictions, parfois même les bouleverse c'est la morale même de la fiction. Un film peut changer radicalement ton regard sur le monde. Cette ambition était à l'oeuvre chez Eisenstein comme chez Chaplin, dois-je seulement le rappeler? Enfin ta lecture des fortunes et infortunes critiques des films de deux cinéastes comme Eisenstein et Chaplin est une lecture que je qualifierais d'idéologique et biographique. Tu ne mentionnes des enjeux fictionnels ou esthétiques qu'accidentellement comme une sorte de confirmation à laquelle ton interlocuteur doit adhérer puisque ton analyse sociologique prévaut. Je te l'avais déjà fait remarquer à propos des films de Chaplin et de ta confusion critique entre l'homme Chaplin et ses films. C'est ce que je peux nommer la tentation biographique.
Autre danger: le décalage temporel. Ta critique sur le cinéma de Chaplin ou d'Eisenstein te sert uniquement ici à vilipender le conformisme des modes de pensée qui gouvernent en grande partie notre civilisation. Mais déduire du conformisme et de la bonne conscience de gauche d'aujourd'hui une critique du cinéma de Chaplin des années 20,30,40 est une pratique bien hasardeuse. Parce que la réalité sociale et politique diffère lourdement. Oui faire aujourd'hui un film comme le Dictateur ou les Temps Modernes participerait certainement à l'esprit que tu critiques avec raison, mais il n'en était pas de même au moment du film. Et d'ailleurs il serait aisé de montrer que les films en question de Chaplin n'ont rien perdu de leur acuité, et que l'aveuglement idéologique que tu dénonces recouvre en fait ta propre cécité devant l'ambiguité du cinéma de Chaplin. Plutot que de constater avec roublardise l'effacement d'Eisenstein, tu pourrais aussi regarder la disparition du Voleur de Bicyclette, le maintien d'un seul film de Welles ou l'absence du cinéma de Ford par exemple.
Il est aisé de voir le brouillard sur le chemin de Chaplin et d'Eisenstein puisque tu viens à postériori regarder leur parcours. Je me demande simplement si oublier que le brouillard est une condition de l'homme ne te fait pas tomber dans le piège des procès historiques faits de bonne conscience et de grandes intentions. Concernant Chaplin, nous avons déjà conversé à ce sujet et je te renvoie à ce que je disais du Dictateur pour te remémorer les ambitions esthétiques et politiques de Chaplin cinéaste. Oui, je peux préférer le cinéma de Chaplin à celui d'Eisenstein (encore que le cinéma de Chaplin ne soit pas particulièrement mon favori, je me suis déjà expliquée sur le choix de cette photo dans ma signature) pour des raisons cinématographiques qui sont liées à ce que je nomme plus haut une morale de la fiction. Pour prendre un exemple qui vaut mieux qu'un long et sentencieux discours, je me souviens que tu louas un film de Makavejev, le Coca-Cola Kid, je crois. Je partage ton gout, et c'est pour des raisons à la fois esthétiques et fictionnelles qui sont présentes dans le cinéma de Makavejev (dans Sweet Movie ou dans Montenegro par exemple également) que je peux affirmer préférer son cinéma à celui d'Eisenstein. Enfin si je défends une position utopique, celle du souvenir présent de l'humanisme occidental que l'Occident a bien oublié aujourd'hui, je souscris aussi entièrement à ce qu'écrivait Paz et que je cite de nouveau ici. Remplace littérature par cinéma et cela fait mon affaire.
"Nous devons renouer avec la tradition de la grande littérature du XXè siècle. Ces classiques modernes n'ont pas flatté les goûts, les préjugés ou la morale de leurs lecteurs. Leur propos n'était pas de tranquilliser, mais d'inquiéter, de réveiller. C'était une littérature d'écrivains qui ne craignaient pas de se retrouver seuls et qui n'ont jamais couru, la langue pendante, après la déesse chienne du succès. Pour eux, le métier d'écrire était une aventure dans les terres inexplorées, une descente au fond du langage. Ils nous ont donné une leçon de maîtrise, mais aussi de courage, de désintéressement. C'est pourquoi leurs oeuvres sont encore vives. Nous, les écrivains d'aujourd'hui, nous devons réapprendre ce vieux mot qui a marqué le début de la littérature: le monosyllabe NON. J'ai toujours cru que la poésie, même la plus sombre, celle qui naît de l'horreur et du désastre, se résout toujours en célébration de l'existence. La plus haute mission de la parole est l'éloge de l'être. Mais d'abord, il faut apprendre à dire NON. C'est la condition de notre dignité. Alors, peut-être, nous pourrons prononcer le grand OUI avec lequel la vie, chaque matin, salue le jour qui naît".
Silverwitch