Le Carré en colère
Par Didier Sénécal (Lire) (Lire), publié le 01/05/2004
Le maître anglais de l'espionnage se retourne contre les siens. L'ennemi n'est plus au Kremlin mais... à la Maison-Blanche.
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http://www.lexpress.fr/culture/livre/un ... PwoHHQP.99Il y a un an et demi, John le Carré a piqué un coup de sang à propos de l'Irak. Dans un article retentissant, il a condamné l'unilatéralisme de Bush et le suivisme de son caniche, un certain Tony Blair. Il était loin d'être le seul intellectuel britannique à se rallier aux positions défendues par Chirac et Schroeder: Julian Barnes, par exemple, déclarait à qui voulait l'entendre que, pour une fois, il se sentait égaré du mauvais côté de la Manche. Mais la colère du maître de l'espionnage était d'autant plus impressionnante qu'il avait consacré sa vie à composer le roman des modernes chevaliers de la Table ronde. Durant des lustres, les barbouzes de Sa Majesté avaient combattu le Mal incarné par le nazisme, puis par le communisme, en compagnie des "cousins" d'outre-Atlantique. Or, voilà que lesdits cousins organisaient une bonne vieille expédition coloniale, en dissimulant leurs véritables raisons derrière des mensonges tellement grossiers que même le KGB de Karla n'aurait pas osé les proférer. Et le pire, pour un fidèle électeur du parti travailliste comme Le Carré, c'est que Blair impliquait son pays dans cette mascarade déshonorante.
Pour dire tout ce qu'il avait sur le c?ur, un article de journal était un peu court. Il a donc décidé d'écrire une histoire compliquée, pleine d'agents doubles, de désinformations et de destins croisés, et de la situer dans le pays qui domine sa vie et son ?uvre: l'Allemagne. George Smiley, impeccable germaniste capable d'imiter tous les accents régionaux, y a joué les taupes pendant la Seconde Guerre mondiale, avant d'y affronter les tueurs de Moscou. Le Carré en personne y a servi dans l'armée des ombres, puis il en a fait le décor froid et brumeux de plusieurs de ses romans. Sautons encore une génération, et nous y rencontrons Ted Mundy, un grand Anglais dégingandé, né au Pakistan, gauchiste et amoureux de la langue de Goethe. Au cours des années 1960, dans une communauté berlinoise, il se lie d'amitié avec Sasha, un petit Allemand débordant d'énergie. Les manifs succèdent aux happenings. Mundy est expulsé de RFA manu militari, tandis que Sasha se réfugie en Allemagne de l'Est, ce qui dénote une certaine originalité. Fin du premier acte.
Leurs retrouvailles ont lieu quelques années plus tard. Mundy, vague attaché culturel britannique dans les démocraties populaires, est réputé pour sa nonchalance, voire sa fainéantise - une performance dans les milieux diplomatiques. Sasha, de son côté, donne entière satisfaction aux chefs de la Stasi. Quelques rares initiés savent qu'ils appartiennent tous deux au MI6 et que Mundy est l'officier traitant de son vieux copain. Mais la chute du mur de Berlin les met tous les deux au chômage, les aléas de l'existence les séparent. Mundy voyage, monte des affaires calamiteuses, épouse une militante travailliste pleine d'avenir, divorce, s'entiche d'une prostituée turque et décide de la rendre heureuse et de servir de père à son petit garçon. C'est le moment que choisit Sasha pour réapparaître: en 2003, au lendemain de la prise de Bagdad. Pas question, bien sûr, de déflorer le suspense. Disons simplement que les colonnes ioniques de la Maison-Blanche n'ont plus rien à envier, hélas! aux coupoles à bulbe du Kremlin.
Si Une amitié absolue possède la même intensité que les chefs-d'?uvre d'autrefois (de L'espion qui venait du froid aux Gens de Smiley), c'est parce que Le Carré ne se contente pas de ficeler une intrigue bien tordue comme il les aime pour ajouter un tome à sa bibliographie: il s'agit pour lui de dénoncer un danger actuel, un ennemi rampant, et de transmettre à ses lecteurs sa révolte, son amertume. C'est pourquoi les aventures de Ted Mundy ont une allure de credo: Le Carré croit à l'amitié, au sens de l'honneur, à la fraternité. Il croit que le mensonge et la tromperie sont des armes légitimes si un idéal supérieur les justifie, mais que le lobby du pétrole ne mérite pas qu'on lui sacrifie une seule goutte de sang. Et sa triste histoire s'achève par un hymne à la gloire des derniers résistants de la planète: "Seule la France, avec sa truculence habituelle, refusa de se laisser émouvoir. [...] Des bouteilles de vins français furent de nouveau vidées dans les caniveaux américains [...] et le drapeau tricolore solennellement brûlé dans les rues de Washington." Des phrases qui donnent la mesure de sa rage: il faut vraiment que la coupe déborde pour qu'un Anglais nous adresse de pareils compliments!
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