de Ghinzani le 22 Juin 2015, 11:47
Téhéran envoie matériel et combattants pour soutenir le pouvoir syrien, relais de son influence dans la région
Par Benjamin Barthe
Le Monde, 25 mars - C'est l’un de ces lapsus qui échappent de temps à autre aux militaires iraniens mais pas à leurs opposants. En mai 2014, le général Hossein Hamedani, haut responsable des Gardiens de la révolution (pasdaran), l’unité d’élite de la République islamique, déclare que « Bachar Al-Assad fait la guerre en Syrie comme notre adjoint ». Ces propos, sous-entendant que les combats contre les insurgés syriens sont conduits depuis Téhéran, sont rapportés par l’agence semi-officielle Fars, avant d’être retirés de son site Internet, au bout de quelques heures. Un délai suffisant pour attirer l’attention des milieux hostiles au régime chiite, qui ont procédé à une capture écran de cet aveu fort peu diplomatique mais très révélateur.
Quatre ans après le début de la guerre en Syrie, le niveau d’implication de l’Iran dans les affaires du régime Assad n’a jamais été aussi élevé. L’alliance entre Damas et Téhéran a été scellée en 1979, au lendemain de la révolution iranienne, sur la base de leur hostilité commune au régime baasiste irakien et à Israël. En février 2015, le général Ghassem Soleimani, le chef de la force Al-Qods, la branche extérieure des pasdarans, s’est rendu dans la province de Deraa, dans le sud du pays. Dans l’offensive lancée ce mois-là contre les positions rebelles autour de Deraa, les paramilitaires chiites patronnés par Téhéran ont eu, de l’avis de tous les observateurs, un rôle sans précédent. Les Libanais du Hezbollah, mais aussi les Irakiens et les Afghans, rassemblés en milices calquées sur le modèle des bassidjis, le bras répressif des ayatollahs, ont opéré non pas tant comme supplétifs des forces régulières syriennes que comme leur quasi-substitut.
« Nous sommes confrontés à une occupation iranienne, accuse le major Essam Al-Rayyès, porteparole de la rébellion syrienne pour le front sud. Le régime Assad est passé du statut d’allié à celui d’agent de Téhéran. » Deux hauts gradés des pasdarans, Abbas Abdollahi et Ali Soltan-Morad, ont été tués dans les premiers jours de l’attaque contre Deraa, ainsi que plusieurs dizaines de miliciens, ce qui a contribué à la décision de suspendre cette opération, à l’évidence mal préparée. Les rebelles, qui se sont emparés des cadavres des deux Iraniens, les ont identifiés grâce à leurs papiers et aux données stockées sur leur téléphone cellulaire. Dans la débâcle des forces loyalistes, une dizaine de soldats syriens, accusés de collaboration avec les rebelles, ont également été exécutés. « C’était une manière de faire comprendre à l’armée syrienne qu’elle ne peut pas protester contre sa mise sous tutelle iranienne », estime le major Al-Rayyès.
Malaise dans l’armée
Un reportage tourné par la deuxième chaîne irakienne dans la localité de Naamer, au nord de Deraa, atteste de la participation de chiites irakiens aux combats. Les miliciens, interviewés sur fond de rafales d’armes automatiques, justifient leur présence en Syrie par la nécessité de défendre le mausolée chiite de Sayeda Zeïnab, dans la banlieue de Damas, et de combattre « les terroristes de l’Etat islamique et du Front Al-Nosra alliés à Israël », dont ils croient deviner les lueurs, à l’horizon.
Début mars, les médias iraniens ont également reconnu le décès au sud de Damas, d’Ali Reza Tavasoli, le leader de la brigade AlFatimiyoun, composée d’Afghans chiites, principalement azéris, réputés meilleur marché que les mercenaires libanais ou irakiens. Quelque temps plus tôt, Tavasoli était apparu en photo, bras dessus, bras dessous avec Ghassem Soleimani, l’architecte en chef de la stratégie d’expansion iranienne. « La montée en puissance des milices chiites non syriennes s’explique par l’incapacité du régime Assad à pallier ses pertes et par le peu d’estime que les pasdarans ont pour les troupes régulières », analyse Noah Bonsey, de l’International Crisis Group.
L’ingérence iranienne est à ce point voyante qu’elle génère un début de malaise parmi les soutiens du régime. D’après un mediateur occidental, présent en Syrie et en contact avec les deux camps, la gêne est notamment palpable au sein de l’armée « Les hauts gradés supportent de plus en plus mal les interférences de leurs homologues iraniens, explique un opposant à qui le mediateur s’est confié. Dans la région d’Alep, les militaires voudraient concentrer leurs forces sur Handarat, un village clé dans leur stratégie d’encerclement des rebelles. Mais les pasdarans s’y opposent, en insistant sur la nécessité de lever d’abord le siège de Nubul et Zahra, deux villages chiites au nord d’Alep. »
Le matériel militaire iranien dans la guerre civile syrienne est également en plein essor. En plus des chars, des transports de troupes, des batteries de roquettes et des missiles balistiques (Fateh 110 ou M-600) qui ont toujours figuré dans l’arsenal de Damas, Téhéran a récemment fourni à son protégé dix chasseurs bombardiers Su-22. Ces avions de confection soviétique, reliquats de la flotte irakienne partie se réfugier en Iran, à la veille de l’opération « Tempête du désert » en 1991, ont été réparés et remis à niveau en Iran. L’un d’eux a récemment été filmé dans le ciel de Talbiseh, près de Homs.
« La 35e province d’Iran »
Le poids croissant de l’Iran en Syrie ne se voit pas que sur le champ de bataille. Alors qu’à Damas, latradition imposait que l’Achoura, la commémoration du martyre de l’imam Hussein, soit circonscrite aux sanctuaires chiites, en 2013 et 2014, ce rite de flagellation s’est déroulé en plein centreville, au grand dam des sunnites, majoritaires dans la capitale. Des rumeurs, impossibles à vérifier de source indépendante, font état du rachat de propriétés, dans l’ancien Damas, par des investisseurs aux ordres de Téhéran. « Ils concentrent leurs efforts sur les abords de Hay Al-Amin, le seul quartier chiite de la capitale, vitupère un entrepreneur exilé à Paris. Ils profitent du fait que la livre syrienne est au plus bas et que les gens crèvent de faim. » « Des hommes d’affaires haut placés se plaignent de perdre des contrats au profit des Iraniens », relève Ayman Abdel Nour, un dissident qui a conservé des contacts au sein du pouvoir.
Le pacte entre Damas et Téhéran s’est resserré dans les années 2000, après l’accession de Bachar Al-Assad au pouvoir. C’est à cette époque que l’entrisme iranien a commencé à faire grincer des dents. Le processus s’est accéléré après le début de la révolution, en 2011. Deux ans plus tard, Mehdi Taëb, un religieux iranien, proche d’Ali Khamenei, le Guide suprême, se félicitait que la Syrie soit devenue « la 35e province d’Iran ». La peur de perdre son allié, passerelle indispensable vers le Hezbollah, la pièce maîtresse de sa stratégie de dissuasion à l’égard d’Israël, a poussé Téhéran à s’impliquer massivement. Dans le pire des cas, la République islamique pourrait sacrifier Bachar Al-Assad. Mais elle ne laissera jamais la Syrie sortir de son orbite.
Cela mérite réflexion....